великий вождь народов

Je rentre à la maison du peuple, je ferme la fenêtre du Kremlin.
On m'apporte la lampe de mineur,  Béria me souhaite bonne nuit rouge,
et d'une voix authentiquement prolétarienne, je réponds bonne nuit, camarade.
Plût au ciel étoilé que ma vie de Vojd fût toujours ce
jour dévoré de sirènes et d'usines, suave des neiges de la Kolyma,
tempétueux comme si le Monde capitaliste allait finir,
la soirée douce et les groupes de  guépéistes qui passent,
observés avec intérêt de la fenêtre,
le dernier coup d’œil amical jeté sur les arbres alourdis de pendus
et puis, fermée la fenêtre et la lampe allumée sur la liste des traîtres à fusiller,
sans rien lire, sans penser à rien, sans dormir sur mon lit de sangles,
sentir la vie couler en moi comme un fleuve de sang 
et au-dehors un grand silence ainsi qu'un supplicié qui meurt enfin.

Je rentre à la maison (Fernando Pessoa) :

 

                    Bernard Lherbier

Je rentre à la maison, je ferme la fenêtre.

On apporte la lampe, on me souhaite bonne nuit,

et d’une voix contente je réponds bonne nuit.

Plût au Ciel que ma vie fût toujours cette chose :

le jour ensoleillé, ou suave de pluie,

ou bien tempétueux comme si le Monde allait finir,

la soirée douce et les groupes qui passent,

observés avec intérêt de la fenêtre,

le dernier coup d’oeil amical jeté sur les arbres en paix,

et puis, fermée la fenêtre et la lampe allumée,

sans rien lire, sans penser à rien, sans dormir,

sentir la vie couler en moi comme un fleuve en son lit,

et au-dehors un grand silence ainsi qu’un dieu qui dort.

{Fernando Pessoa ~ Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes d’Alberto Caiero}